34. Ouvrir le couvercle
Élisabeth Malory vint les rejoindre précipitamment sur la terrasse.
— La voile est coincée ! annonça-t-elle.
Tous savaient ce que cela signifiait. S’ils ne parvenaient pas à réparer, ils ne pourraient pas quitter l’orbite géostationnaire, ils resteraient tout au plus une station spatiale tournant sans fin autour de la Terre.
Yves Kramer, constatant l’avarie sur les écrans de contrôle, imaginait déjà les sarcasmes de ses anciens collègues sans parler des journalistes qui ne rateraient pas l’occasion de se moquer d’eux. Il voyait déjà les manchettes : « Le Papillon des Étoiles ne s’est même pas envolé. Il tourne autour de la terre, comme un insecte autour d’une ampoule électrique. »
L’inventeur fulminait de rage, cherchant dans sa mémoire le nom des responsables possibles.
— C’est moi qui me suis trompée, avoua Élisabeth. Je me suis basée sur les systèmes de déploiement des voiles en coton et plastique des bateaux. J’aurais dû tenir compte de la finesse du Mylar. Ça se froisse vite, et quand c’est fripé, ça se met en torche. Si le moteur continue de tirer, la toile fait carrément des nœuds.
— Vous êtes vraiment nulle ! lâcha Yves Kramer.
Élisabeth se rapprocha.
— Maintenant que je vous ai pardonné c’est vous qui me faites des reproches ?
— Vous avez fichu en l’air le travail de tous !
— C’est autre chose. Vous avez toujours estimé que j’étais la meilleure dans mon domaine : la voile. Comme vous estimiez que vous étiez le meilleur dans votre domaine : l’astronautique. L’union des meilleurs, n’est-ce pas ? Et voir que j’ai pu me tromper, réduit à néant votre système de « complémentarité d’excellences ».
— Non. Ce n’est pas ça ! gronda-t-il en donnant un coup de poing dans le mur.
— Mais si. Vous êtes déçu que je ne sois pas la meilleure navigatrice, celle qui a déjà pensé à tout.
Domino entra subrepticement, bondit sur le pupitre et commença à vouloir marcher sur les touches, mais la jeune femme le saisit et l’enferma dans le couloir où il commença à miauler.
— Eh bien je vais vous montrer, mon cher Yves, que je n’ai pas dit mon dernier mot. Je vais opérer comme sur mon voilier quand le spi ou le foc étaient coincés.
Une heure plus tard, malgré tous les avertissements, Élisabeth Malory enfilait un scaphandre de sortie dans l’espace muni d’un petit réacteur dorsal. Un câble la reliait à la carlingue.
Sur le grand écran disposé au-dessus de la terrasse les 144 000 pouvaient suivre l’évolution de la spationaute dans le vide, filmée par les caméras de contrôle truffant la paroi extérieure.
Arrivée près du fourreau de la toile, Élisabeth se démena pour dégager une sorte de nœud froissé qui n’était pas sans rappeler les boules de papier qu’on retire des imprimantes. Il lui fallut beaucoup d’adresse pour libérer le Mylar sans provoquer de déchirure.
Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois.
— Revenez ! lança Kramer dans son écouteur, vous avez épuisé votre réserve d’oxygène.
— Avant de pratiquer la voile je m’adonnais à la plongée sous-marine, répondit la navigatrice. Au pire je continuerai en apnée.
Quelques longues minutes s’écoulèrent et le nœud principal résistait toujours.
— Revenez maintenant, c’est un ordre ! cria Yves.
— Pour la partie voile, je n’ai d’ordres à recevoir de personne, c’est moi le skipper, je décide des risques à prendre.
— Je ne plaisante plus. Rentre tout de suite !
Comme il l’avait tutoyée elle répondit sur le même ton :
— T’écouter me fatigue et j’ai besoin de toutes mes forces.
— Mais tu vas crever ! Nous avons besoin de toi ! Tu ne peux pas être stupide au point de ne pas comprendre ! Mieux vaut rater la sortie de la voile et que tu reviennes vivante que le contraire. Tu pourras toujours ressortir plus tard.
— J’y suis presque.
— Non, tu n’y es pas du tout !
— Tu m’énerves, Yves, tu as toujours eu le don de m’énerver.
Cette dispute en un instant pareil paraissait incongrue aux autres passagers.
— Maintenant je coupe la liaison audio, parler me prend de l’oxygène et j’ai besoin de tout mon air.
— Non ! Écoute-moi !
Un déclic signala la coupure de la liaison.
Alors que ses réserves d’oxygène étaient épuisées, elle n’était toujours pas venue à bout du nœud.
— C’est du pur suicide, murmura Adrien Weiss.
Bientôt les gestes de la navigatrice se firent plus lents. Tous percevaient en observant l’écran que chaque mouvement nécessitait d’énormes efforts. Elle tremblait, puis elle s’arrêta. Ses mains lâchèrent progressivement la voile et son corps partit dans le vide, retenu par le câble de sécurité.
— Elle s’asphyxie ! Elle va mourir ! cria Caroline.
L’inventeur enrageait :
— Ah celle-là ! Comme tête de mule, bornée et entêtée !
Déjà il avait enfilé un scaphandre et quelques minutes plus tard, le sas de sortie s’ouvrait et il partait la rejoindre, sans cesser de proférer des jurons dans son casque.